En produisant depuis plus de trente ans des expositions, des animations et des conférences, en invitant praticiens et théoriciens, spécialistes et non spécialistes, à venir partager et débattre autour des questions liées à la ville, à l’architecture et au vivre ensemble, arc en rêve  centre d’architecture contribue, depuis Bordeaux, à l’émergence de savoirs spécifiques et au partage d’une culture architecturale et urbaine contemporaine, débordant largement le contexte de son inscription locale.

arc en rêve  la revue est un espace de publication, et de republication, destiné à rendre progressivement accessibles certaines de ces archives pour la plupart inédites. Le projet est ici de procéder à des prélèvements dans les différentes strates de l’histoire d’arc en rêve centre d’architecture, sur plus de 30 ans, dans le but de les activer pour travailler les questions d’aujourd’hui.

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Lagos

{Harvard Project on the City}

Harvard Project on the City est un séminaire dirigé par Rem Koolhaas à la Harvard Design School. Le programme consacré à Lagos, Nigéria, a été conduit par Pierre Belanger, Chuihua Judy Chung, Joshua Comaroff, Michael Cosmas, Sonal Gandhi, A. David Hamilton, Lan-Ying Ip, Jeannie Kim, Gullivar Shepard, Reshma Singh, Nathaniel Slayton, James Stone et Sameh Wahba. Il a été publié pour la première fois à l’occasion de Mutations, événement culturel sur la ville contemporaine, imaginé par arc en rêve centre d’architecture, à l’Entrepôt, à Bordeaux, 24 novembre 2000 / 25 mars 2001 (in Mutation, le livre, pp. 651-699, co-édition arc en rêve centre d’architecture / Actar, Barcelone, 2000).


Lagos, comprise à la fois comme le paradigme et la forme extrême et pathologique de la ville d’Afrique de l’Ouest, pose une énigme fondamentale : elle continue d’exister et maintient sa productivité malgré une absence quasi totale des infrastructures, systèmes, organisations et aménagements qui définissent la notion de « ville » au sens occidental.

Symbole de l’urbanisme de l’Ouest africain, Lagos bouleverse toutes les idées reçues sur les caractéristiques essentielles de ce que l’on appelle la « cité moderne ». Pourtant, à défaut d’un terme plus adapté, Lagos est bel et bien une ville – et une ville qui fonctionne. La situation urbaine de Lagos, qui se développe, se transforme et s’améliore à un rythme soutenu, permet en effet la survie de plus de quinze millions de personnes. Déplorer les carences de Lagos en matière de systèmes urbains traditionnels revient à occulter les raisons de la pérennité extraordinaire de la ville et d’autres mégalopoles comparables. Ces carences ont engendré des systèmes alternatifs ingénieux et déterminants, qui imposent une redéfinition de certaines notions telles qu’infrastructures de transport, stabilité et même ordre, autant de concepts sacro-saints dans les domaines de la planification urbaine et des sciences sociales connexes. Le fonctionnement de la mégalopole de Lagos illustre l’efficacité à grande échelle de systèmes et d’agents considérés comme marginaux, liminaires, informels ou illégaux par rapport au concept traditionnel de la ville.

Cette recherche vise moins à étudier Lagos qu’à examiner des formules de planification urbaine plus radicale, et à proposer de nouvelles manières d’envisager la ville moderne. Si les conditions identifiées à Lagos représentent des cas extrêmes, cette extrémité même constitue généralement une réponse hautement rationnelle à un scénario semé d’embûches. Force est de le constater : la logique matérielle de Lagos est convaincante.
Nous nous opposons à l’idée selon laquelle Lagos serait une ville africaine en voie de modernisation, ou, pour nous exprimer en termes politiquement plus corrects, que la ville suivrait une voie acceptable de modernisation « à l’africaine ». Nous pensons plutôt pouvoir soutenir que Lagos représente un cas d’école développé, extrême et paradigmatique d’une ville à l’avant-garde de la modernité mondialisante. Autrement dit, Lagos n’est pas en train de nous rattraper. Il se peut au contraire que ce soit nous qui sommes en train de rattraper Lagos.
La ville africaine oblige à repenser la ville elle-même. Sachant que de nombreuses tendances des villes occidentales modernes s’expriment à Lagos sous une forme hyperbolique, on comprend qu’écrire sur la ville africaine, c’est écrire sur la situation future de Chicago, de Londres ou de Los  Angeles ; c’est examiner la ville ailleurs, dans le monde en développement ; c’est reconsidérer la ville moderne et proposer un paradigme pour son avenir.
En un mot, nous affirmons que c’est se débarrasser de la conception que l’on a héritée de la « ville », une bonne fois pour toutes.


LA PROPRIÉTÉ

« En consommant plus qu’ils ne produisent, les Africains adaptent constamment leurs pratiques sociales, économiques, religieuses, domestiques… Les dénominations changeantes créent un état permanent d’ambiguïté politique. »1
« Malgré l’existence du cadastre national et de données sur l’occupation du territoire recueillies au niveau régional, il n’a jamais été possible de fixer ou de définir une limite physique à l’agglomération de Lagos. L’absence de limites spatiales claires a laissé en suspens la question de l’emprise de l’autorité sur les zones physiques. Cette incertitude a engendré de multiples controverses sur la gestion juridique et politique du territoire et les méthodes de recensement. Pourtant, historiquement, Lagos Island est la seule zone qui s’est vue fixer une limite stricte, entre 1911 et 1962. Celle-ci s’établissait pour la période à 250 km2. Selon certaines sources, sa population a triplé au cours de cette même période. »2 Les géographes n’ont pas compris qu’à Lagos, la précision et les systèmes de mesures sont mouvants. En réalité, la propriété ne peut être mesurée selon les critères figés du recensement et des prises de vue aériennes. Les limites physiques de la propriété sont constamment réestimées et renégociées en fonction d’un écheveau de lois, de taxes, de revendications et d’intérêts. Cette organisation structurelle masque ses propres mécanismes, mais elle montre que le droit de chacun à résider et travailler dans la ville est souple et mouvant. À Lagos, le caractère mouvant des limites de la propriété se traduit par une absence de typologie stricte. Différentes catégories peuvent naître et coexister, mais elles sont toujours sujettes à des réévaluations et à des réagencements.


L’ENCLOS

À Lagos, l’unité de propriété trouve son origine dans l’enclos yoruba. Ce dernier est un bien foncier collectif, qui consiste en un assemblage compact de logements. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une typologie, mais plutôt d’un espace sommairement délimité à l’intérieur duquel des individus coexistent côte à côte dans l’intérêt bien compris de chacun. Il convient d’insister sur le fait que la propriété possède un caractère collectif – voulu par la loi coutumière –, mais non pas communautaire au sens où elle serait bâtie, gérée et exploitée par la communauté. Dans l’enclos yoruba, les droits des individus sont en effet protégés. Lorsqu’une parcelle individuelle est établie et construite, elle est « dépouillée » de son usage communautaire. Par conséquent, conformément à la loi coutumière, la terre est transmissible de la manière qui convient à un individu. »3
Malgré cette souplesse originelle, dans le contexte de Lagos, l’enclos s’est urbanisé sous la forme d’une propriété délimitée par un mur d’enceinte et agencée autour d’une cour et d’une allée commune. L’enclos se met en place sous la forme d’une installation provisoire à l’intérieur d’une série de limites physiques, ou comme une extension d’un enclos individuel existant. À l’image des revenus et du travail, il se développe par couches successives, selon des modalités très diverses. La base résidentielle est souvent obtenue par de petites activités, qui opèrent côté ou en face des habitations. Les bénéfices ou les matériaux de ces modestes sociétés sont peu à peu réaffectés à des extensions et rénovations des logements. Corollaire physique de ce phénomène : si, à l’échelle de l’enclos, on observe une grande hétérogénéité d’usage et de fonction, à l’échelle du quartier, l’espace est homogène et perméable.
En se modernisant, l’enclos est devenu une forme lucrative de propriété locative. Des pièces d’environ sept mètres sur neuf peuvent aisément être construites pour accueillir une famille ou quelques individus au sein de l’enclos. Favorisée par l’enrichissement de la population, le phénomène de la « famille éclatée » et l’essor de l’individualisme, la fission de l’enclos individuel contribue désormais au processus d’agrégation de terrains entourés par des murs. Ce processus prend différentes formes : la construction de nouvelles pièces ou l’adjonction de couches successives avec l’installation de surfaces nouvelles, plans horizontaux ou verticaux, grilles, clôtures et plaques métalliques. Conséquences inévitables : les programmes de construction se multiplient, les nouvelles pièces génèrent de nouveaux loyers et les nouvelles surfaces abritent de nouvelles entreprises ou activités. Comme dans la fission nucléaire, le processus se traduit par une diversification des propriétés, une réduction drastique de l’espace extérieur et une densification des espaces existants. Il exige également une réévaluation constante des limites foncières et urbaines et de l’espace à vocation sociale.


PROTECTION DE LA PROPRIÉTÉ

La difficulté d’établir un périmètre foncier aboutit à une délimitation physique par des murs d’enceinte. La criminalité croissante qui frappe la ville a transformé la limite de la propriété en une machine à exclure les intrus et à se protéger. Ce phénomène couvre tout le spectre socio-économique des terrains construits — d’lkoyi à Surulere, en passant par Mushin. Si ces zones ont été bâties selon des typologies spatiales différentes, elles se sont homogénéisées en raison de leur continuité physique, faisant de la ville un seul et unique environnement psychique.
En règle générale, les murs sont constitués de blocs de béton. Ils sont surmontés de fils de fer barbelés et de tessons de verre. Un portail de sécurité est installé au seuil de la propriété. Les parcelles individuelles ne sont pas les seules à être dotées de telles protections. Les quartiers patrouillés par les area boys (les jeunes désœuvrés qui traînent dans les rues), les milices d’habitants ou la police de proximité sont également encadrées par des postes de contrôle. La construction de murs et de structures de sécurité a créé de toutes pièces un nouveau secteur économique. Les barres de renfort métalliques sont régulièrement utilisées pour construire des portes d’accès. De même, les portails sophistiqués et élégants sont très recherchés par les propriétaires aisés.
À l’origine, la limite de la propriété était un concept juridique abstrait, destiné à diviser, encadrer et exclure. Aujourd’hui, elle s’est matérialisée sous la forme d’un haut mur d’enceinte. Sa surface continue attire une foule de nouvelles activités parasites. Elle sert de support aux marchands de tapis comme aux postes de contrôle. Les murs agissent comme un instrument de drainage, formant un espace renforcé qui isole l’enclos de la rue. Souvent, cet espace est occupé par des vulcaniseurs et des petits commerçants. Sur sa tranche, il peut même servir de lieu de couchage. Lorsque sa profondeur est assez grande, il peut constituer une barrière tridimensionnelle avec une valeur marchande.


MUR

L’explosion démographique qu’a connue Lagos au cours des vingt dernières années ­– selon les estimations, la population augmente à un rythme de 1 000 habitants par jour –, a conféré à ses murs une nouvelle fonction. Désormais, ces derniers sont autant de machines à empêcher une éventuelle occupation des terrains par les pauvres. Autrement dit, ils servent moins à endiguer la violence qu’à contrôler le territoire.
À Lagos, l’espace public est constamment occupé de façon nouvelle : Les trottoirs sont envahis par les colporteurs, les vendeurs de produits alimentaires, les mécaniciens, les tailleurs, les coiffeurs et toutes sortes de petits entrepreneurs. Dans l’anarchie ambiante, tous se bousculent pour quelques mètres carrés de surface. Parallèlement, la « vie » semble prospérer dans l’engorgement chronique des rues. Quel est l’élément déclencheur ? Le découpage invraisemblable – sans doute en partie motivé par l’avidité – du territoire visant à exclure l’autre et à construire son propre « monde » confiné, ou la densité de l’activité dans les rues de la ville ?
Les limites de l’« intérieur » définies par les murs ne demeurent pas nécessairement figées. Il arrive que les enclos se régénèrent et se réinventent eux-mêmes. À l’image des vastes bandes de terrains emmurés dont regorge Lagos, ils renaissent sous la forme de « banlieues ». Dans la métropole nigériane, la banlieue n’est pas limitée à la périphérie de la ville, comme c’est la norme. Elle implose littéralement à l’intérieur de la cité.
Le chaos qui règne à Lagos est-il voulu et entretenu ? Est-il possible que l’organisation urbaine de la ville soit artificiellement induite – avec un certain cynisme – par ces mêmes forces qui cherchent à l’étendre ? L’agitation intense de ses rues doit-elle son origine à une implosion de la « banlieue » ?


COLONISATION

L’absence de découpage clair des zones industrielles extérieures aux enclos des multinationales et la généralisation des espaces clos au sein de la ville pousse le marché du travail à investir les limites physiques de la propriété privée et les infrastructures urbaines. Talus des voies de circulation automobile, espaces sous-jacents aux pas­ sages piétonniers aériens, voies ferrées désaffectées et bas-côtés en tous genres : autant de lieux qui ont été envahis par une multitude d’activités et de services secondaires – usines de béton préfabriqué, vulcaniseurs, mécaniciens, coiffeurs, marchés sauvages, etc. La colonisation du réseau de circulation ou l’occupation massive des intersections illustrent les mécanismes élémentaires de la planification urbaine. Les piliers d’autoroute peuvent indifféremment constituer des éléments de division spatiale, des supports pour les surfaces exploitables et des entrepôts à ciel ouvert pour la collecte et le stockage de matériaux ou les marchés. Les espaces sous les passages piétonniers aériens servent également à des fins multiples – stockage de divers objets, stationnement des véhicules entre les piliers des voies surélevées.
Ces parcelles de terrain appartiennent au gouvernement militaire fédéral du Nigeria ou à l’administration nationale. Ce mode de territorialisation de l’espace constitue en fait une occupation temporaire et légale de la terre par des protagonistes qui n’en ont pas la propriété. Il s’agit d’une véritable doublure du tissu urbain. Près de Jankara, un grand marché de Lagos, quatre intersections en trèfle ont été investies par une « foire » permanente du recyclage. Installée dans les années soixante, cette « foire » a été temporairement déplacée par l’administration fédérale pendant la construction de l’autoroute (1973-1978). À cette occasion, le gouvernement a respecté les droits des acteurs concernés moyennant le prélèvement d’une taxe. Depuis, le marché s’est parfaitement adapté à la nouvelle infrastructure. Les processus de production exploitent l’agencement de l’autoroute : les petites opérations d’assemblage se déroulent sous les passages aériens, où des groupes de jeunes hommes fabriquent des lanternes, des marmites et d’autres ustensiles métalliques. D’autres individus sont chargés de passer la ville au peigne fin pour récupérer des déchets métalliques et des matières plastiques, qu’ils trient et empilent ensuite dans les espaces à ciel ouvert de l’infrastructure. De la collecte des déchets recyclables à la vente en gros, en passant par la préparation des matériaux, le montage et la conception des produits, l’ensemble de la chaîne de production est localisé sur le site de l’échangeur autoroutier. Les clients de ce marché sont très variés. Parmi les grandes sociétés, citons Universal Steel, qui achète régulièrement de la ferraille. Dans le secteur des matières plastiques, plusieurs grands fabricants ont également recours à cet approvisionnement parallèle. Le phénomène montre que sur des terrains fédéraux temporairement occupés, une convergence s’opère entre économie officielle et économie informelle. L’institutionnalisation progressive d’installations telles que le marché de Jankara prouve qu’à Lagos, l’urbanisation du capital suit une logique différente et largement plus efficace que celle qui a présidé à la construction de l’autoroute.


DE L’EMBOUTEILLAGE

Les termes go-slow (ralentissement) et no-go (circulation immobilisée) appartiennent à un vocable populaire riche en nomenclature qui élargit le champ de la circulation et des déplacements à la conscience urbaine. Le go-slow désigne l’embouteillage omniprésent : englué dans la congestion, captif de la largeur de la route, mais florissant et très actif. Le go-slow est un état transitoire, qui s’accroît pendant la journée, aux heures de pointe des déplacements urbains habituels. En revanche, le no-go est moins une situation qu’un lieu. Défini par une planification défaillante, une faillite de l’initiative, un banditisme coutumier ou un effondrement physique, le no-go confine la circulation dans un espace de vulnérabilité maximale. En tant que tel, la route en chantier ou l’intersection restreinte sont, d’une certaine manière, récupérées et deviennent un terrain contrôlable d’une très grande valeur sur le plan immobilier. L’espace embouteillé, l’espace totalement négociable, généralement illégal et extrêmement productif créé par l’embouteillage se présente dans les points d’étranglement de Lagos sous une forme améliorée. Il ne s’agit pas d’un défaut à réparer, d’un problème à résoudre, ni même d’une situation à rationaliser. Car l’espace embouteillé ne peut être maîtrisé ou court-circuité ; il ne peut être que contourné. Un esprit d’entreprise galopant double l’énorme friction physique du goulet d’étranglement d’une friction sociale plus importante encore.
À mesure que s’étendent les embouteillages, la circulation se déverse dans les zones environnantes, élargissant ainsi par défaut l’espace réservé aux véhicules motorisés. L’artère connaît une hémorragie à un point d’inutilité maximale, soumettant les communautés avoisinantes et le paysage adjacent aux périls de la circulation issue de l’« artère dispersée », tout en leur offrant certaines opportunités. Les goulets d’étranglement encouragent les déviations, transformant ainsi les « zones résidentielles »- les zones grises et blanches des cartes, l’espace compris entre les voies express formant un maillage dense- en une infinité d’artères potentielles. Chacune d’entre elles peut alors devenir une voie de raccordement, une voie de regroupement ou une artère principale. Les embouteillages et les déviations permettent d’accéder plus souvent à une plus grande partie de la ville. L a déviation renverse la théorie de la proximité positive ; au lieu de s’appuyer sur la proximité pour aménager le s infrastructure s en vue d’un bénéfice économique résiduel, la déviation réoriente le s utilisateurs des infrastructures vers des zones sous-desservies.
Les populations généralement négligées par la circulation automobile profitent parfois de la déviation. Il arrive ainsi que les jeunes des quartiers détruisent intentionnellement les routes afin de rediriger la circulation vers des « zones d’embuscade » ou des quartiers commerciaux en manque de clientèle. Ainsi, en 1996, la route Onitsha-Owerri, longue de 600 km et courant à l’est de Lagos, « a été détournée en divers points afin de dévier les automobilistes vers des lieux choisis, à travers des régions agricoles et des villages reculés. Ils étaient ainsi contraints de slalomer à travers des terrains abandonnés pour rejoindre l’autoroute. De nombreuses personnes y perdirent la vie, les véhicules furent mis en danger et beaucoup s’égarèrent dans des localités éloignées de tout. Les conducteurs dérivaient à travers la campagne comme au temps passé ». Les déviations de Lagos sont généralement subtiles, parfois spectaculaires, mais jamais le fruit du hasard. La déviation constitue parfois un flux auto-administré qui contraint les automobilistes à quitter une voie express pour entrer dans un quartier. La diversion peut prendre la forme d’un incendie se déclarant sur la route. Elle peut également être le fruit d’un arrangement entre conducteurs et concessionnaires : les premiers arrêtent leur véhicule pour créer un embouteillage afin de permettre aux colporteurs d’aborder les passagers des voitures ainsi immobilisées.
La lenteur de Lagos s’est renforcée. Les planificateurs ne peuvent presque plus distinguer les voies express, à l’origine projetées pour relier des points de départ et des destinations disparates. Sur la carte, elles semblent toujours structurer la ville ; vues d’en haut, elles semblent toujours rationnelles : « la ville est inter­connectée ». Mais à chaque intersection du plan, l’omniscience s’effondre. Les termes fourre-tout de « canal », « artefact de communication », « espace de flux », ou « arène d’expression sociale, ne décrivent pas la « rue », de Lagos de manière adéquate. Car Lagos ne possède pas de rues, mais des trottoirs, des portes, des barrières et des débrouillards qui surveillent des zones distinctes. Certains quartiers peuvent ressembler à des rues, voire à des autoroutes. Mais, à Lagos, même l’autoroute est jalonnée d’arrêts d’autobus, surplombe des mosquées et abrite des marchés et des usines à ciel ouvert.
Lagos est autant un réseau de circulation qu’un lieu particulier. Pour désigner les espaces de la ville, la population parle d’« engorgement », de « pénuries », de « stockage », de « stands » de « surcompensations », et de « dépôts de matériaux ». Les artères de Lagos ne sont pas des lignes planes reliant plusieurs points, mais sans doute ses échappatoires les plus malléables et les plus variables, rendues plus puissantes par des modifications locales qui nient la linéarité insistante de la voie de circulation automobile – les garde-fous sont retirés et les grillages mis de côté. À chaque point d’étranglement, les artères sont réaménagées pour permettre le mouvement dans un nombre maximal de directions.


OSHODI

Pour des motifs divers, chacun s’accorde à reconnaître que le marché d’Oshodi symbolise l’identité de Lagos. Il est le plus animé de toute la ville et peut-être de tout le Nigeria. Situé à l’intersection de la rocade d’Apapa Oworonsoki et du cul­ de sac de la voie express nord-sud de la ville, Agege Road, il a transformé l’infrastructure de transport existante – une bretelle d’accès inachevée et une voie de chemin de fer presque désaffectée.
Au point précis du réseau métropolitain où la moitié nord de la rocade rencontre la limite de la voie ferrée, la micro-échelle du plan connaît une forme d’hémorragie. Les deux extrémités ne s’emboîtent pas complètement. Les projets de construction destinés à relier les deux segments terminaux ont échoué, produisant un croisement en trèfle doté seulement de deux feuilles et demie. Le système en trèfle avorté d’Oshodi, s’il respecte le droit de priorité établi par la Nigerian Railway Corporation, ignore la logique des flux de trafic automobile entre les axes perpendiculaires. Obstacles à la circulation, les bretelles de sorties inutilisables ont été récupérées comme des culs-de-sac programmés. Pourtant, d’une certaine manière, le système fonctionne. Officiellement provisoire, l’aménagement « inachevé » d’Oshodi accroît à bien des égards les opportunités. Tirant avantage de l’interaction existant entre les deux différents schémas de circulation — une passerelle surélevée et un passage piétonnier lent qui longe la voie ferrée -, de nombreux services et équipements ont colonisé les bretelles de sorties et les échangeurs. Considérés dans leur ensemble, ils forment une superposition complexe de prestations urbaines — une gare ferroviaire, des arrêts de bus urbains et suburbains, des stations de transport, plusieurs marchés différents, des garages pour véhicules, une école, au moins une église et des centaines, voire de s milliers de stands en tous genres. À moitié achevé, le croisement exerce un effet délétère sur les temps de trajet du trafic métropolitain. Néanmoins, si l’on prend comme critère l’efficacité et non la vitesse d’écoulement du trafic, cette intersection « avortée » fonctionne extraordinairement bien. En réalité, ce goulet d’étranglement est devenu une véritable destination. Oshodi constitue sans doute la plus longue bande continue de terrains publics et privés de tout Lagos Sur toute sa longueur, les bas-côtés ont été annexés et envahis par des activité s commerciales. Selon Metro Business, un groupe de consultants indépendant, près de la moitié des voies de circulation d’Oshodi ont été investies de la sorte. Les commerçants et les entreprises de transport du district se sont littéralement approprié l’infrastructure de transport, la ligne de chemin de fer et Agege Road. Ils ont également entrepris de construire de nouvelles voies et d’établir de nouveaux droits de passage, transformant ainsi une infrastructure en un marché, un lieu stérile en un pôle productif. Revendiqué par de multiples intérêts – commerçants, autorités publiques, colporteurs, agrebos (jeunes désœuvrés des bidonvilles qui harcèlent les automobilistes), mais aussi la Nigerian Railway Corporation –, Oshodi n’appartient en réalité à personne. Perpétuellement rythmé par le trafic ferroviaire, Oshodi se maintient dans un état de flux permanent. Dans un cycle de 24 heures, le district se reconstitue et se réapprovisionne lui-même grâce aux échanges cumulés de Naira (la devise nationale) et de biens et par les allées et venues de ses marchands ambulants. Le maillage dense des terrains s’est décomposé en vingt à trente bandes parallèles, chacune marquée par un degré variable de précarité, de pérennité et de fluidité. Encadrés par des marchés en dur plus durables – à l’est, le marché de l’électronique, à l’ouest, le pôle de la distribution –, le marché devient moins temporaire et se concentre en se rapprochant du centre. Bien que sa typologie se retrouve dans d’autres districts de Lagos, l’organisation linéaire d’Oshodi le rend particulièrement précaire. Étant donné l’instabilité qui caractérise la propriété ou les prétentions des protagonistes sur les terrains, le degré de permanence de l’infrastructure de commerce est lié à sa mobilité.
Dans les comptes rendus des urbanistes et des géographes, Oshodi a toujours symbolisé la ville dysfonctionnelle, mais aussi l’aura d’une institution coloniale en passe de disparaître : le chemin de fer. Pourtant, aujourd’hui, Oshodi fournit une nouvelle preuve éclatante de la résistance collective des Lagotiens. instrumentalisé par l’Autorité urbaine de gestion des déchets (Lagos Waste Management Authority) pour l’« édification des citoyens » (traduisez « opérations de balayage »), mis à l’index par les experts en matière de trafic et en voie de récupération par la Nigerian Railway Corporation, Oshodi maintient son activité informelle malgré toutes ces mesures de normalisation. Les habitants de ce bidonville où règne le « système D » continuent de transformer les vieilles voies ferrées en un marché dynamique – le plus productif de la ville.


Notes
1. D. Hecht & M. Simone, Invisible Governance ; The Art of African Micropolitics (NY : Autonomedia, 1994, pp. 83)
2. P. O. Ohadike, “Urbanization : The Case of Lagos”, Urban Affair Quaterly, vol. 3, nº 4, June 1968, pp. 72
3. M. G. Yabuku, Land Law in Nigeria, London, Macmillan, 1985
4. “Perils of the Onitsha Expressway”, in The Vanguard, Lagos, 9:01 : 1999
5. D. Aradeon, “Replanners Options for a subcity”, Glendora Review, v. 2, nº 1, pp. 51-58.
6. Chef Magnus Ubochi, in personal conversation.
7. Ojo LG, “Attributes Financial Strength to AIaba Market”, Post Express. 21 May 1998.
8. Peil, Lagos, The City is the People, p. 87.
9. Kelechi Obasi, “More Lints from Emis”, Africa News Service, 27 September 1999.
10. “Alaba electronics dealers rally against sub-standard products”, Post Express, 16 juin1999.
11. Uchendu Wogu, “FG indirect ober influx of fake electrical products”, Post Express, 9 November 1998.
12. Mabogunje, A.L., Proceedings of the World Bank Annual conference on Development Economics, 1991.
13. Former Nigerian Secretary of Finance Allison Ayida, The Rise and Fall of Nigeria, Malthouse Press, Lagos, 1990, p. 47.
14.“Kenya Airways Crash : Unending Tears for Nigerians”, The Vanguard, 5 February 2000.
15. Jimmy Yeow, “Emirates can help put the buyers in West Asia and sellers in Uganda through Emirates’Skychainnetwork, “Business Times [Malaysia], 5 April 2000.
16. Middle East News Items, 30 September 1997.
17. Geertz, Peddlers and Princes, Social Change and Economic Modernization in Two Indonesian Towns, University of Chicago Press, Chicago, 1963, p.35.
18. Abdou Maliq Simone, Urban Processes and Change in Africa, p. 105.